Joy Rivault - Matrimoine Antiquité - Valorisation du Matrimoine Histoire et Archéologie de l’Antiquité
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Lumière sur les femmes

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À travers des anecdotes historiques, des portraits de personnages emblématiques et des épisodes mythologiques, je vous propose de suivre les destins de femmes, d’héroïnes de la mythologie et de déesses tout en leur redonnant la place qu’elles méritent dans l’histoire et dans les mythes.

La chasse aux sorcières en Suisse

Religion, Sorcières

Entre le XVe et le XVIIIe siècle, l’Europe occidentale est secouée par une vague de procès en sorcellerie. Si l’on associe souvent cette traque à des régions comme l’Allemagne ou l’Écosse, la Suisse a pourtant été l’un des foyers les plus actifs de ces persécutions et condamnations. Plus de 10 000 personnes y furent accusées de sorcellerie, conduisant à des centaines d’exécutions (documentées). Ce phénomène, qui s’appuie sur la peur et la superstition, repose également sur des motivations politiques et sociales. Les accusations de sorcellerie touchèrent majoritairement des femmes. Retour sur une page sombre de l’Histoire suisse, je te raconte l’histoire…

Malleus Maleficarum ou Le marteau des sorcières, par Heinrich Krämer

Aux origines des persécutions contre la sorcellerie

De la superstition à l’hérésie

L’idée que certaines personnes puissent être investies de pouvoirs magiques, parfois maléfiques, remonte à l’Antiquité, mais c’est à la fin du Moyen Âge que la croyance en la sorcellerie prend une ampleur nouvelle. Les autorités religieuses et politiques voient dans ces pratiques supposées une menace contre l’ordre établi. Jusqu’au XIIIe siècle, la sorcellerie est perçue comme une simple superstition populaire. Mais à partir du XIVe siècle, l’Église catholique assimile progressivement la magie à une hérésie diabolique. Ce basculement idéologique prépare le terrain aux persécutions qui suivront. Hommes et femmes peuvent être accusés de pratiquer la sorcellerie et condamnés. Mais tout s’accélère au XIVe siècle : avec l’établissement de la loi salique (article de loi qui interdit aux femmes de succéder au trône de France), les femmes se voient interdire de plus en plus l’accès à de nombreux métiers, activités et toute forme d’exercice de pouvoir. La persécution va rapidement se focaliser sur les femmes qui, par nature, seraient plus enclines à forniquer avec le Diable aux dire des démonologues (spécialistes de l’étude des démons et donc « chasseurs de sorcières » : ne gagnent vraiment pas à être connus)… Le stéréotype de la sorcière est né. 

Un ouvrage va changer la donne également. Le Malleus Maleficarum (Le marteau des sorcières en français) de Heinrich Krämer (peut-être écrit conjointement avec Jacob Sprenger, mais rien n’est moins sûr…), publié en 1487, systématise la chasse aux sorcières. Il décrit les pratiques supposées des sorcières et recommande l’usage de la torture pour obtenir des aveux. Encore un bel ouvrage dont l’humanité aurait pu se passer. Son influence en Suisse est considérable, servant de référence aux tribunaux qui instruisent ces affaires. Grâce à l’invention de l’imprimerie, il sera largement diffusé et réédité au moins 34 fois entre 1487 et 1669. Un vrai best-seller, ce qui en dit long sur les mentalités de l’époque… 

Contrairement aux idées reçues, les persécutions atteignent leur paroxysme non pas au Moyen Âge mais à la Renaissance et au début de l’époque classique.

 

Le contexte suisse des chasses aux sorcières

Le record européen

Dès la fin du XVe siècle, la Suisse devient l’un des premiers pays européens à mener des procès massifs contre la sorcellerie. Le contexte de fragmentation politique et religieuse du pays, combiné aux tensions sociales et aux catastrophes naturelles, favorise la prolifération des accusations.

La répression touche particulièrement certains cantons :

  • Le Valais (1428-1436) : cette région est l’un des premiers territoires européens à mener des procès en sorcellerie de masse. Une centaine de personnes sont exécutées en moins d’une décennie.
  • Le Pays de Vaud (XVIe-XVIIe siècles) : les procès se multiplient, notamment à Vevey et Lausanne, où des femmes sont accusées de maléfices contre la communauté.
  • Genève (fin XVIe-XVIIe siècles) : la République protestante applique une justice sévère contre les prétendues sorcières. La dernière exécution recensée est celle de Michée Chauderon en 1652.
  • Fribourg et le Jura : ces régions connaissent des vagues de persécutions particulièrement violentes aux XVIIe et XVIIIe siècles.

 

Les procès de sorcellerie  

Condamnations emblématiques

Certains procès ont marqué l’histoire de la répression en Suisse :

  • Catherine Quicquat (1448, Vevey) : l’une des premières femmes exécutées pour sorcellerie en Suisse romande. Sous la torture, elle « avoue » avoir participé à des sabbats et est brûlée vive.
  • Jeanne Brolliet (1623, Genève) : elle est la dernière femme brûlée vive dans la ville, accusée d’avoir ensorcelé des enfants.
  • Michée Chauderon (1652, Genève) : blanchisseuse d’origine savoyarde, elle est accusée d’avoir invoqué un démon pour nuire à ses voisins. Son procès, fondé sur des accusations absurdes, se conclut par sa pendaison et son corps est brûlé.
  • Catherine Repond, dite « Catillon » (1731, Fribourg) : accusée de sorcellerie et de participation à des sabbats, elle est étranglée et brûlée.
  • Anna Göldi (1782, Glaris) : dernière femme exécutée pour sorcellerie en Europe, son procès est aujourd’hui reconnu comme une erreur judiciaire. Elle est officiellement réhabilitée en 2008.

« Sorcière » condamnée au bûcher en Suisse, gravure, vers 1700

Pourquoi persécuter, torturer et tuer toutes ces femmes ?

Une arme politique et sociale

La chasse aux sorcières ne repose pas uniquement sur la peur irrationnelle. Elle est aussi un outil de contrôle social. C’est un moyen de renforcer l’autorité des élites : en éradiquant les « sorcières », les gouvernants affirment leur pouvoir et leur capacité à maintenir l’ordre. L’absence d’une juridiction centrale forte en Suisse a permis aux autorités locales de mener des procès de manière autonome, souvent influencées par les superstitions et les pressions populaires. Les autorités religieuses, tant catholiques que protestantes, voyaient dans la sorcellerie une menace directe contre la foi chrétienne. Mais si au départ les accusations concernent des pratiques dites « hérétiques » et donc émanent des autorités religieuses, on constate rapidement que les tribunaux laïques participent tout autant à ces chasses.

C’est aussi un instrument de domination des femmes (tiens tiens, on l’avait pas vu venir celle-là !) : la majorité des accusées sont des femmes, souvent des figures marginales : veuves, guérisseuses, femmes trop indépendantes ou tout simplement des femmes qui ne correspondaient pas aux normes sociales. Beaucoup ont aussi été les victimes collatérales de querelles de voisinages, de maris jaloux… Ces persécutions ont ainsi servi à réguler les comportements et à maintenir l’ordre patriarcal.

Enfin, il s’agissait de répondre aux crises : famines, épidémies et guerres sont souvent suivies de vagues de procès en sorcellerie, car il faut trouver un coupable aux malheurs du peuple (merci Eve…). Les femmes, et en particulier celles issues des milieux les plus défavorisés, sont alors des cibles idéales. 

 

La fin des procès et le déclin des chasses aux sorcières

Vers une réhabilitation des victimes  

À partir de la fin du XVIIe siècle, le scepticisme gagne du terrain. Des intellectuels et juristes commencent à dénoncer les abus des tribunaux . Des procès sont annulés car certaines autorités commencent à douter de la validité des aveux obtenus sous la torture. Mais c’est aussi parce que les persécutions ne touchent plus seulement les femmes du peuple : toutes les couches de la société peuvent être soupçonnées et inculpées, créant un désordre et une instabilité sociale insoutenables.  

L’affaire d’Anna Göldi en 1782 marque la fin d’une époque. Son exécution choque l’opinion et contribue à la disparition des procès.

Aujourd’hui, plusieurs initiatives visent à réhabiliter la mémoire des victimes :

  • En 2008, Anna Göldi est officiellement innocentée par le gouvernement suisse et un musée lui est consacré à Glaris.
  • Des lieux de mémoire sont créés : à Fribourg, une place porte le nom de Catherine Repond.
  • Des recherches historiques approfondies permettent de mieux comprendre ce phénomène et de mettre en lumière ce drame historique horrible et incompréhensible. 

 

On fait le point : la figure de la sorcière, autrefois symbole de peur et de diabolisation, est aujourd’hui réinterprétée comme un symbole de résistance féministe. Les sorcières d’hier étaient souvent des femmes indépendantes, guérisseuses ou simplement en rupture avec les normes sociales – autant de qualités qui les rendaient suspectes aux yeux de l’ordre établi.

La chasse aux sorcières en Suisse révèle les dangers d’une société gouvernée par la peur et la superstition. À travers l’étude de ces persécutions, nous pouvons mieux comprendre comment les discriminations se construisent et, surtout, comment les déconstruire. En valorisant la mémoire des victimes, nous nous rappelons l’importance de la vigilance face aux injustices et aux oppressions modernes. 

Valoriser ce matrimoine historique, c’est rendre justice à toutes ces oubliées de l’Histoire. La chasse aux sorcières n’est pas une anecdote historique, c’est un drame épouvantable à inscrire dans la mémoire collective. La réhabilitation de ces femmes et la reconnaissance officielle des villes qui ont contribué à ces massacres sont indispensables à l’élaboration d’une Histoire inclusive et d’une justice historique. Alors rendons hommage aux sorcières !

Image de présentation : Enluminure tirée du livre Le champion des dames de Martin Le Franc, 1451.