Qui ne connaît pas les noms de Charles Perrault et des frères Grimm dans l’univers des contes de fées ? Pourtant, derrière ces références masculines se cache un matrimoine littéraire oublié, porté par des femmes de lettres tout aussi talentueuses. Madame d’Aulnoy et Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, véritables pionnières du conte merveilleux, ont légué un héritage empreint de poésie, d’intelligence et de subversion. Alors que leurs œuvres ont nourri l’imaginaire collectif, leurs noms, eux, se sont égarés dans les marges de l’histoire littéraire. Pourquoi ces conteuses, dont les récits ont rivalisé avec ceux de Perrault ou inspiré des figures comme Grimm, restent-elles si méconnues ? Je te raconte l’histoire…
Portrait de Madame d’Aulnoy
Les femmes et les salons littéraires
Une émulation intellectuelle féminine
Dans l’Europe des Lumières, les femmes écrivaines étaient souvent cantonnées à des genres considérés comme « mineurs », tels que les contes, les lettres ou les romans sentimentaux. Pourtant, ces femmes savantes se sont approprié ces espaces pour réinventer les normes culturelles et sociales.
Les salons littéraires, largement dirigés par des femmes, ont servi de lieux privilégiés pour l’échange d’idées et la diffusion de leurs œuvres. C’étaient des espaces de sociabilité, qu’affectionnaient des hommes comme Perrault ou même les frères Grimm plus tardivement. Ces lieux étaient souvent animés par des figures féminines, véritables passeuses de culture. En réinvestissant ces genres « mineurs », les femmes ont montré qu’elles étaient des actrices majeures de la construction de la tradition narrative et culturelle.
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L’autrice Madame d’Aulnoy (1652-1705)
L’inventrice du terme « conte de fées »
Marie-Catherine Le Jumel de Barneville est mariée très jeune à François de la Motte, baron d’Aulnoy. Le mariage était clairement raté : le baron d’Aulnoy menait une vie de débauche et était en plus beaucoup plus âgé qu’elle. Madame d’Aulnoy et sa mère auraient ainsi tenté un gros coup de bluff : faire accuser le baron d’Aulnoy de crimes graves, possiblement de haute trahison ou d’autres méfaits, dans le but d’obtenir sa disgrâce (ou son emprisonnement). Les accusations se révèlent fausses : le baron, blanchi, sort de prison, tandis que Marie-Catherine et sa mère sont, selon les récits, arrêtées ou contraintes de fuir. C’est à ce moment qu’elle prend ses distances avec le milieu où elle évoluait, et sa réputation se trouve entachée par cet épisode retentissant. Elle revient à Paris autour des années 1680-1685, y retrouve une vie mondaine et fréquente les salons littéraires.
Dans ses Contes de fées (1697), Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’Aulnoy, est la première à utiliser ce terme de façon systématique pour désigner un genre littéraire. Celui-ci est caractérisé par des éléments surnaturels tels que des fées, des sorcières, des animaux parlants, et des transformations magiques, tout en ancrant ces récits dans un cadre social et moral. Avant elle, des récits populaires mêlant merveilleux, magie et personnages surnaturels circulaient dans toute l’Europe, mais il s’agissait souvent de récits folkloriques oraux. L’originalité de Madame d’Aulnoy réside dans le fait qu’elle a pris ces éléments et les a transcrits dans des œuvres écrites, en y ajoutant une dimension narrative plus complexe et une structure plus formelle. Elle publia plusieurs recueils de contes destinés à un public adulte, où se mêlent intrigues politiques et rêves merveilleux. Parmi ses œuvres les plus célèbres, on trouve L’Âne ou La Chatte blanche, qui développent des personnages féminins complexes et souvent ambivalents.
Les contes de Madame d’Aulnoy se distinguent par leur richesse stylistique et leur imagination éblouissante. Ils ne se contentent pas de distraire : ils interrogent les rapports de pouvoir, les inégalités de genre et les conventions sociales. En dépeignant des héroïnes intelligentes, audacieuses et souvent en lutte contre leur destin, Madame d’Aulnoy offre une critique subtile des normes patriarcales de son temps. Une avant-gardiste qui gagne à être lue et connue !
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L’autrice Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1776)
Pour L’instruction des filles
Marie-Jeanne Leprince de Beaumont grandit dans une France en pleine effervescence intellectuelle, héritière du siècle de Louis XIV et ouverte aux idées naissantes des Lumières. Très tôt, elle se heurte aux contraintes pesant sur les femmes : un mariage précoce et un divorce, événements particulièrement rares à l’époque (bravo Jeanne-Marie!). Mais plutôt que de se laisser brider, elle s’expatrie en Angleterre, où elle devient gouvernante dans des familles aristocratiques.
C’est cette expérience au contact des enfants de la noblesse qui l’incite à s’intéresser aux enjeux éducatifs. Elle rédige alors plusieurs ouvrages pédagogiques, dont Le Magasin des enfants (1756), qui rencontrera un grand succès et deviendra un véritable classique de la littérature enfantine. Son ambition : offrir aux jeunes filles un apprentissage qui allie plaisir de la lecture et formation morale, dans une société où l’instruction féminine restait largement négligée.
Portrait de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont
La Belle et la Bête
La version de Jeanne-Marie
Si Leprince de Beaumont est surtout connue du grand public, c’est grâce à sa version de La Belle et la Bête, intégrée au Magasin des enfants. Le conte existait déjà sous une forme plus longue, rédigée par Gabrielle-Suzanne de Villeneuve en 1740 (encore une femme !), mais la version de Leprince de Beaumont va vite devenir la plus célèbre.
Dans cette histoire, Belle, fille d’un marchand ruiné, se sacrifie pour sauver son père en allant vivre dans le château d’une créature effrayante, la Bête. De prime abord, on pourrait y voir un simple conte moraliste exaltant la vertu et l’obéissance féminines. Mais sous la plume de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Belle se révèle aussi intelligente, réfléchie et courageuse (et oui, ça existe…). Elle se livre à un véritable dialogue avec la Bête, cherchant à comprendre et non seulement à fuir. Ce sont son empathie et sa persévérance qui finissent par « réhumaniser » la Bête, signe qu’elle incarne bien plus qu’une jeune fille sage : elle est une actrice de transformation sociale et relationnelle.
Madame d’Aulnoy et Jeanne-Marie Leprince de Beaumont ont toutes deux contribué à façonner le paysage littéraire des contes en leur insufflant une vitalité et une profondeur critique inédites. La première, en popularisant le terme « conte de fées » et en proposant des récits foisonnant d’imaginaire et de critiques sociales, a ouvert la voie à l’intégration du merveilleux comme vecteur de réflexion sur le pouvoir et les inégalités. La seconde, en adaptant ces récits à un jeune public et en y associant une forte portée pédagogique, a ancré le conte comme un outil d’éducation et de transmission de valeurs, notamment en faveur des jeunes filles.
Leurs œuvres, bien qu’écrites dans un contexte où les femmes se voyaient cantonnées à des « genres mineurs », demeurent aujourd’hui essentielles pour comprendre l’évolution de la littérature, mais aussi l’affirmation progressive du rôle des femmes dans la sphère littéraire. En réhabilitant ces deux figures incontournables, on redécouvre non seulement la richesse du matrimoine littéraire, mais aussi la pertinence de leurs regards critiques, qui continuent de résonner dans nos questionnements contemporains sur la place et l’émancipation des femmes.
Image de présentation : image tirée du film Beauty and the Beats (2017).


