Les béguines, ces femmes qui ont choisi de vivre en dehors des structures monastiques tout en se consacrant à la piété, incarnent une figure rare d’indépendance féminine au Moyen Âge. Refusant à la fois le mariage et les vœux religieux traditionnels, elles ont formé des communautés autonomes qui offraient un espace de liberté, particulièrement dans les villes d’Europe du Nord. Pourtant, cette liberté n’a pas tardé à susciter l’inquiétude dans un contexte historique marqué par les premières chasses aux sorcières et les procès des Templiers, au début du XIVe siècle. Suis-moi, je te raconte l’histoire …
extraite de l’ouvrage Des dodes dantz, 1489
La vie quotidienne des béguines
Entre foi et autonomie
Les béguines vivaient dans des béguinages, des sortes de communautés semi-religieuses où elles menaient une existence dédiée à la prière, au travail et à l’aide aux plus démunis. Elles n’étaient pas tenues par des vœux perpétuels, ce qui leur permettait une grande flexibilité : elles pouvaient choisir de quitter la communauté si elles le désiraient, un luxe impensable pour les religieuses monastiques. Elles travaillaient souvent dans des métiers tels que le tissage et la couture, mais aussi comme soignantes auprès des malades, notamment dans les hôpitaux urbains.
Ce choix de vie a bénéficié du soutien de certaines autorités politiques et ecclésiastiques locales. Les villes ont souvent vu d’un bon œil l’établissement des béguinages, car les béguines apportaient une main-d’œuvre qualifiée et qui contribuait à une économie urbaine. De plus, leur dévouement au soin des pauvres et des malades était un service précieux pour les autorités municipales. Dans certaines régions, des seigneurs ou des comtes ont soutenu la création de béguinages, car ils voyaient dans ces communautés une manière de renforcer leur influence spirituelle et politique sur leur territoire. Les béguinages étaient souvent fondés sur des terres offertes par des bienfaiteurs laïcs ou ecclésiastiques, qui voyaient dans cet acte une forme de piété. À leurs débuts, les béguines ont même bénéficié de la bienveillance de certains membres de l’Église, qui appréciaient leur dévotion. Leur vie pieuse et laïque n’entrait pas directement en conflit avec l’Église, d’autant qu’elles restaient fidèles aux enseignements chrétiens, tout en menant des activités charitables.
Cette autonomie économique et spirituelle les rendait uniques. Elles pouvaient posséder des biens, gérer leurs affaires et maintenir une indépendance qu’elles n’auraient pu trouver ni dans le mariage, ni dans un couvent. Ce choix de vie, basé sur une foi personnelle, leur permettait de se soustraire au contrôle masculin, une initiative audacieuse à une époque où les femmes étaient largement sous tutelle. Cependant, cette indépendance allait bientôt devenir suspecte aux yeux des autorités ecclésiastiques et politiques.
Le contexte historique
chasse aux sorcières et procès des Templiers
Le début du XIVe siècle est une période de grande instabilité religieuse et politique. Les procès des Templiers, accusés d’hérésie, marquent un tournant dans l’attitude de l’Église face aux groupes considérés comme déviants. Bien que les béguines n’aient pas de lien direct avec les Templiers, elles partageaient avec eux une certaine autonomie par rapport à l’Église, et leur indépendance suscitait les mêmes soupçons.
Simultanément, les premières chasses aux sorcières commençaient à émerger en Europe. Les femmes qui vivaient en marge de la société, exerçaient des métiers indépendants ou présentaient des comportements considérés comme hors norme, devenaient des cibles potentielles. Dans ce climat de suspicion, les béguines étaient particulièrement vulnérables. En 1311, lors du concile de Vienne dirigé par le pape Clément V, certaines béguines furent condamnées pour hérésie, bien que toutes n’aient pas été visées. Cette condamnation souligne l’inquiétude croissante de l’Église face aux femmes qui défiaient les structures établies.
Les béguines en danger
De la marginalité à la sorcellerie
Comme pour les femmes accusées de sorcellerie, les béguines incarnaient une forme d’émancipation qui pouvait inquiéter. Leurs choix de vie – sans époux, sans famille traditionnelle et hors des monastères – les rendaient vulnérables aux accusations d’hérésie ou de pratiques occultes. Bien qu’elles aient échappé aux persécutions massives, certaines d’entre elles furent poursuivies, voire brûlées, comme Marguerite Porete, une béguine mystique condamnée au bûcher en 1310. Son ouvrage, Le miroir des âmes simples, fut l’objet d’un autodafé. En deux siècles, les béguines disparurent dans toute l’Europe, sauf en Flandre (1319 une Bulle papale les autorise à continuer d’exercer leurs activités). Le béguinage fonctionne désormais comme des paroisses. Au XVIe siècle, de nouveaux béguinages se créèrent mais ils étaient désormais cloîtrés.
Le parallèle avec les premières chasses aux sorcières est frappant : dans un contexte de crise, les femmes qui ne se conformaient pas aux rôles imposés étaient rapidement pointées du doigt. Les béguines, en revendiquant leur autonomie spirituelle et économique, se plaçaient d’emblée hors des normes sociales et religieuses. Leur marginalité devenait dangereuse.
(1207-1285), Machdebourg, Allemagne
Le béguinage aujourd’hui
La plupart des bâtiments de béguinage ont disparus aujourd’hui. Seul 13 sont encore présents en Belgique (Louvain et Bruges) et désormais classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. En 1960, 600 béguines vivaient encore en Flandre. La dernière béguine, Marcella Pattyn, meurt en 2013 à Courtrai.
Si le béguinage n’existe plus aujourd’hui, d’autres formes de vie en communauté non mixte voient le jour partout dans le monde. En Allemagne par exemple, à Tännich, s’est créée en 1998 la ferme de Lieselotte : des femmes de tous âges et conditions vivent ensemble et partagent leurs expériences et leurs compétences.
On fait le point : l’histoire des béguines est celle d’une quête d’indépendance dans un monde où les femmes étaient largement cantonnées à des rôles subordonnés. Leur vie quotidienne, marquée par la prière, le travail et le soin aux plus vulnérables, reflétait un équilibre entre foi et autonomie. Cependant, cette même autonomie devint une menace aux yeux des autorités religieuses et politiques, en particulier dans un contexte de répression croissante des groupes déviants.
Ainsi, les béguines incarnent un modèle rare et fragile d’émancipation féminine au Moyen Âge, mais leur indépendance, tout comme celle des sorcières et des Templiers, fut étouffée par la méfiance et la peur d’un pouvoir échappant à tout contrôle. Leur histoire nous rappelle les défis auxquels les femmes ont dû faire face pour revendiquer leur liberté à travers les siècles.
Image de présentation : Miniature tiré du manuscrit La cité des dames de Christine de Pizan.


